Utiliser de la nourriture peut réduire les réactions de peur des chevaux.

Résumé

Introduction

Qui n’a jamais vu un cheval prendre peur d’un objet déjà rencontré avant ? On peut tenter d’expliquer ce genre de réaction en extrapolant un phénomène étudié chez l’homme, les primates et quelques espèces d’oiseaux : la cécité d’inattention. Liée à l’attention sélective, la cécité d’inattention intervient quand on se concentre tellement sur quelque chose que d’autres stimuli, pourtant parfaitement visibles, passent inaperçus. C’est de là que vient la fameuse vidéo du « gorille » noir au milieu de gens qui se font des passes avec un ballon, gorille que peu de gens remarquent lors du visionnage si on leur a demandé préalablement de compter les passes.

Puisque des réactions imprévisibles de peur causent de nombreux accidents avec les chevaux (Keeling et al, 1999), Gabor et son équipe ont cherché à savoir si, comme pour l’homme, les perceptions du cheval peuvent s’altérer quand il se concentre sur quelque chose de plus intéressant ou ardu. Si tel est le cas, cela donnerait une piste aux professionnels et amateurs pour prévenir les accidents lorsqu’ils s’attendent à ce qu’un objet inquiète leur cheval.

Dans cette première étude, on a donc cherché à voir si  la cécité d’inattention existe chez le cheval. En effet, si l’attente d’une récompense alimentaire élimine ou diminue les réactions de peur face à un stimulus effrayant, cela veut dire qu’il y a bien cécité d’inattention.

Protocole

Les chevaux

24 chevaux d’âges et de races variés vivant tous dans la même écurie avec des conditions de vie similaires (eau et fourrage à volonté notamment) sont divisés aléatoirement en deux groupes de 12. Le groupe contrôle (GC) et le groupe expérimental (GE) ont une distribution équivalente d’âges et de races.

Le stimulus effrayant

Avant l’expérience, on a établi grâce à un cheval supplémentaire que le stimulus effrayant (S) serait un hippocampe gonflable violet orné de guirlandes de Noël puisqu’il a déclenché la plus nette réaction de peur parmi différents objets (Fig.1).

Figure 1: le stimulus effrayant

Le dispositif

On forme un couloir de 10m de long et 1,5m de large avec des piquets et du ruban. À la fin de ce couloir se trouve le manipulateur B, que les chevaux connaissent bien, et une caméra qui filme les réactions et permet de chronométrer les chevaux. À 6m du début du couloir se trouvent des écrans de carton pour cacher S (Fig. 2).

Figure 2: le dispositif
Figure 2: le dispositif

Avant le début du test, chaque cheval réalise deux passages “à vide” pour s’assurer que lorsque le manipulateur A le lâche au début du couloir, il rejoint le manipulateur B.

Le test se déroule ensuite en 3 phases expliquées dans le tableau 1 ci-dessous :

TABLEAU 1: organisation des 12 passages
Tableau 1: organisation des 12 passages
Les mesures

On mesure deux éléments principaux:

  • La durée de franchissement du couloir en secondes.
  • Les comportements de peur, notés de 1 à 5 :
  1. Pas de réaction
  2. Observation de S avec un œil sans s’arrêter
  3. Observation de S avec 2 yeux sans s’arrêter
  4. Observation de S avec 2 yeux en s’arrêtant
  5. Écart ou mouvement de fuite

Résultats

Durée de franchissement

Les seules différences significatives notées sont que le groupe expérimental traverse plus vite le couloir que le groupe contrôle en phase 2 (introduction des friandises ; p < 0.01) et que le groupe expérimental traverse plus vite le couloir au cours des passages (malgré S ; P = 0.008).

Réactions de peur

Tableau 2: Scores de réaction par groupe lors de P12 uniquement (p=0,018)

TABLEAU 3: Évolution des scores de réaction entre P11 et P12 (avec stimulus effrayant)
Tableau 3: Évolution des scores de réaction entre P11 et P12 (avec stimulus effrayant)

Les différences significatives (matérialisées par * dans les tableaux ci-dessus) sont :

  • Au sein du groupe expérimental, les  réactions de peur sont moins importantes que dans le groupe contrôle (p = 0,018) et, notamment, on n’observe aucun score de 5 (fuite) ;
  • Au sein du groupe expérimental les scores de réaction sont significativement plus bas pour le passage n°12 que pour le passage n°11 (p = 0,08).

Discussion

La nourriture n’a pas éliminé toute réaction au stimulus mais a permis de diminuer celle-ci significativement et de faire avancer les chevaux plus vite en dépit du stimulus effrayant, ce à quoi les chercheurs s’attendaient. Cet effet augmenterait-il si on augmentait le nombre de passages devant le stimulus ? Si tel était le cas, augmenterait-il grâce aux friandises ou par un processus d’habituation ?

Gabor souligne aussi que la nourriture n’est pas forcément une distraction assez forte pour tester la cécité d’inattention chez le cheval. En effet, comme il est une proie, repérer un prédateur en mouvement prendrait sûrement le pas sur atteindre une source de nourriture afin de garantir la survie de l’espèce. Gabor et son équipe suggèrent la création d’une tâche cognitive complexe, comme un labyrinthe par exemple, ce qui correspondrait davantage aux protocoles employés chez l’homme pour tester l’attention sélective et la cécité d’inattention  et aiderait à répondre à la véritable question qui les intéresse : le cheval peut-il être « victime » de cécité d’inattention au même titre que l’homme ?

De plus le stimulus choisi dans cette étude était à hauteur d’épaule et immobile. Les chercheurs indiquent qu’il serait intéressant de reconduire l’expérience avec un stimulus plus semblable aux prédateurs ou du moins à ce que les chevaux perçoivent comme des prédateurs, afin de voir si la distraction fonctionne aussi pour des peurs plus viscérales.

Enfin, il faut garder en tête qu’on a seulement pris en compte les réactions visibles des chevaux. Cela ne nous dit pas si:

  • ils perçoivent le stimulus de manière explicite et consciente, auquel cas ils peuvent choisir de passer outre pour atteindre la nourriture ;
  • cette perception et la réaction qui en découle est implicite et de l’ordre du réflexe, auquel cas les réactions sont incontrôlables.

Cette première étude sur la cécité d’inattention chez les chevaux conclut donc avec de nombreuses nouvelles questions et hypothèses à creuser.


En savoir plus sur le protocole

Chevaux

Les 24 chevaux utilisés pour cette étude sont d’âges et de races variés et vivent tous dans la même écurie dans des conditions de vie similaires (eau et fourrage à volonté notamment). On les divise aléatoirement en deux groupes de 12. Le groupe contrôle (GC) et le groupe expérimental (GE) ont une distribution équivalente d’âges et de races.

Pour chaque groupe de 12, on détermine de manière aléatoire 6 chevaux qui verront le stimulus effrayant d’abord par l’œil droit et 6 autres qui le verront d’abord par l’œil gauche, puisque d’autres études ont montré une différence de traitement d’objets inquiétants selon le côté par lequel ils sont perçus (Des Roches et al., 2008; Farmer et al., 2010).

On a utilisé un 25e cheval pour déterminer quel stimulus fait le plus peur dans un lot de quatre.

Le contexte

L’expérience s’est déroulée pendant trois matinées consécutives avec la même météo et dans un manège connu de tous les chevaux. Un des manipulateurs était un chercheur (A) et l’autre une personne que tous les chevaux connaissaient (B).

Avant l’expérience on établit, grâce au cheval supplémentaire, que le stimulus effrayant (S) sera un hippocampe gonflable violet orné de guirlandes de Noël puisqu’il a déclenché la plus nette réaction de peur (Fig.1).

Figure 1: le stimulus effrayant

Le dispositif

On forme un couloir long de 10m et large d’1,5 m avec des piquets et du ruban. Le chercheur A lâche les chevaux au début du couloir. À la fin du couloir se trouvent le manipulateur B, que les chevaux connaissent bien et qu’ils vont donc rejoindre, et une caméra qui filme les réactions et permet de chronométrer les chevaux.

La zone de chronométrage commence 2,5 m après le début du couloir et s’achève 2,5 m avant la fin du couloir. À 6m du début du couloir se trouvent des écrans de carton hauts de 1,5m pour cacher S le cas échéant (Fig. 2).

Figure 2: le dispositif
Figure 2: le dispositif

Tous les chevaux commencent par deux passages « à vide » pour s’assurer que lorsque A les lâche au début du couloir, ils rejoignent B.

On a ensuite 3 phases :

  1. PHASE 1 = 7 passages (P1 à P7) sans S ni récompense alimentaire ni pour le groupe contrôle ni pour le groupe expérimental (GC = GE).
  2. PHASE 2 = 3 passages (P8 à P10) : le groupe contrôle continue de même mais le groupe expérimental reçoit de la nourriture par B, qui agite un seau pour donner aux chevaux la certitude que la nourriture les attend.
  3. PHASE 3 = 2 passages (P11 et P12) où B cache S derrière un écran (à droite puis à gauche ou vice-versa) pour le groupe expérimental alors que les conditions pour le groupe contrôle sont les mêmes que dans les phases 1 et 2.
TABLEAU 1: organisation des 12 passages
Tableau 1: organisation des 12 passages

Chaque cheval réalise une seule session de 12 passages qui dure environ 10 à 15 minutes au total. Tous les chevaux réalisent le test le matin, avant le premier repas de granulés du jour.

Les mesures

On mesure deux éléments principaux:

  • La durée de franchissement du couloir, du piquet de début à 2,5 m de A jusqu’au piquet de fin à 2,5 m de B.
  • Les comportements de peur, notés de 1 à 5 :
  1. Pas de réaction
  2. Observation de S avec un œil sans s’arrêter
  3. Observation de S avec 2 yeux sans s’arrêter
  4. Observation de S avec 2 yeux en s’arrêtant
  5. Écart ou mouvement de fuite

Analyse statistique

Les chercheurs ont analysé leurs données afin de comparer à la fois le groupe expérimental au groupe contrôle pour chaque phase, mais aussi de comparer les trois phases au sein des deux groupes, c’est-à-dire quelle évolution voit-on chez le groupe contrôle de la phase 1 à la phase 2 à la phase 3, et de même pour le groupe expérimental.

En savoir plus sur les résultats

Durées de franchissement

FIGURE 5: durée de franchissement en secondes pour chaque passage; GC en ligne continue et GE en pointillés. Les points indiquent les moyennes, les segments la déviation standard.
Figure 3: durée de franchissement en secondes pour chaque passage; GC en ligne continue et GE en pointillés. Les points indiquent les moyennes, les segments la déviation standard.

On observe des variations plus importantes chez le groupe contrôme que chez le groupe expérimental.

Il n’y a pas de changement significatif entre les 3 phases, aussi bien pour  groupe contrôle que pour le groupe expérimental.

En revanche le groupe expérimental traverse plus vite le couloir que le groupe contrôle en phase 2 (introduction des friandises ; p < 0,01) et le groupe expérimental traverse plus vite le couloir au cours des passages  (malgré S ; P = 0,008).

Les réactions

Pour rappel :

  1. Pas de réaction
  2. Observation de S avec un œil sans s’arrêter
  3. Observation de S avec 2 yeux sans s’arrêter
  4. Observation de S avec 2 yeux en s’arrêtant
  5. Écart ou mouvement de fuite

On ne remarque aucune différence significative entre GC et GE pour le passage 11 seulement (1e présentation du stimulus, p = 0,73), ni entre les passages 11 et 12 pour GC. Il n’y a pas non plus de différence significative notée entre les animaux percevant S la première fois par l’œil droit et ceux le percevant par l’œil gauche.

Tableau 2: scores de réaction au passage 12 uniquement (p=0,018)
TABLEAU 3: Évolution des scores de réaction entre P11 et P12 (avec stimulus effrayant)
Tableau 3: Évolution des scores de réaction entre P11 et P12 (avec stimulus effrayant)

Les différences significatives (marquées par * dans les tableaux ci-dessus) sont :

  • Le groupe expérimental montre significativement moins de réactions de peur (p = 0,018) que le groupe contrôle lors du passage n°12 avec notamment aucun score « 5 » (fuite) ;
  • Au sein du groupe expérimental, les scores de réaction sont significativement plus bas pour P12 que pour P11 (p = 0,08).

Conclusion

L’hypothèse de Gabor et al était au moins partiellement correcte : la nourriture a fait diminuer les réactions de peur et fait avancer les chevaux plus vite en dépit du stimulus effrayant. Selon l’équipe, le fait que les chevaux de groupe expérimental avançaient plus vite lors des passages 11 et 12 malgré l’objet effrayant indique qu’ils peuvent diviser leur attention, ce qui fait partie des processus d’attention sélective.

En revanche Gabor et al  n’ont pas prouvé l’existence d’une cécité d’inattention chez le cheval. Leur étude soulève de nombreuses questions et nouvelles pistes à explorer puisque c’était la première fois que des scientifiques se penchaient sur la question de la cécité d’inattention chez le cheval.

Discussion

Une différence notable entre l’homme et le cheval réside dans leurs perceptions d’un environnement familier. Là où l’homme tend à ignorer des changements  mineurs, les chevaux excellent dans le repérage de « micro-changements » susceptibles d’indiquer un danger. On ne peut donc pas vraiment étudier la cécité d’inattention de la même manière chez les chevaux que chez les humains.

Gabor prend aussi le temps de parler du degré de conscience de la rencontre d’un stimulus. L’étude mentionne deux théories de l’attention sélective :

  • la sélection précoce, selon laquelle le cerveau met de côté les stimuli indésirables ou impertinents avant l’interprétation des stimuli pertinents,
  • la sélection tardive selon laquelle les stimuli inutiles sont perçus et interprétés mais ensuite oubliés car peu pertinents.

Si, chez les chevaux, la théorie de sélection précoce primait, cela expliquerait leur tendance à avoir peur d’objets déjà vus avant dans un autre contexte, surtout si ce contexte était tendu ou « encombré » de stimuli. En effet, dans ce cas, il est possible que le cheval n’ait pas consciemment remarqué ou interprété le stimulus. À la prochaine rencontre avec ce stimulus, pour le cheval, c’est comme s’il le voyait pour la première fois. Ceci irait dans le sens des conseils visant à introduire des stimuli nouveaux dans un contexte calme et apaisé pour permettre aux chevaux de s’imprégner de ces stimuli de manière explicite et consciente.

En même temps, Gabor fait remarquer qu’au deuxième passage test les chevaux du GE étaient capables de se concentrer davantage sur la nourriture que sur le stimulus, et cela va plutôt dans le sens d’une sélection tardive. Savoir quelle sélection prime pourrait nous aider à tendre vers des rapports humain-cheval plus sécuritaires en améliorant notre compréhension des chevaux.

Références

Références

Cet article a été résumé par Stéphanie Ronckier. Il a été relu par Charlotte Verchère-Beau et Romain Allier. Les illustrations sont de Claire Béjat. La photo de bannière appartient à Laura Armand. L’article a été édité et mis en ligne par Stéphanie Ronckier.

Référence complète de l’article :

Gabor, V., Wall, S., Gerken, M., Brinkmann, L., Does inattentional blindness exist in horses (Equus caballus)?, Applied Animal Behaviour Science (2019), https://doi.org/10.1016/j.applanim.2019.04.002.

Autres références:

Cartwright-Finch, U., Lavie, N., 2007. The role of perceptual load in inattentional blindness. Cogn. 102 (3), 321–340

Des Roches, A.D.B., Richard-Yris, M.A., Henry, S., Ezzaouïa, M., Hausberger, M., 2008, Laterality and emotions: visual laterality in the domestic horse (Equus caballus) differs with objects’ emotional value. Physiol. Behav. 94 (3), 487-490. [Pour creuser la sélection précoce vs sélection tardive et une façon de réconcilier les deux].

Farmer, K., Krueger, K., Byrne, R.W., 2010. Visual laterality in the domestic horse (Equus caballus) interacting with humans. Anim. Cogn. 13, 229-238.

Keeling, L. J., Bloomberg, A., Ladewig, J., 1999. Horse-riding accidents: When the human animal relationship goes wrong! In: Proceedings of the 33rd International Congress of the ISAE. Lillehammer, Norway.

New, J. J., German, T. C., 2015. Spiders at the cocktail party: an ancestral threat that surmounts inattentional blindness. Evol. Hum. Behav. 36, 165–173.

Öhman, A., Soares, J., 1994. Unconscious anxiety: Phobic responses to masked stimuli. J. Abnorm. Psychol. 103, 231–240.

Saslow, C. A., 2002. Understanding the perceptual world of horses. Appl. Anim. Behav. Sci. 78, 209–224

Simons, D.J., 2000. Attentional capture and inattentional blindness. Trends Cogn. Sci. 4 (4), 148–155.

Simons, D.J., Chabris, C.F., 1999. Gorillas in our midst: Sustained inattentional blindness for dynamic events. Perception 28, 1059–1074.

[Résumé] Peut-on distraire les chevaux de leurs peurs avec de la nourriture ? – Gabor et al., 2019
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